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Morceaux de mémoire-Repli des choses, Centre des Arts contemporains du Québec, Montréal, 2002

Installation  Dessin et Sculpture

Démarche et parcours

L’atelier est un laboratoire exigu. Il rassemble des machines, des outils et des matériaux. J’y entrepose des œuvres sur papier, des objets de tous genres, des sculptures et des milliers de petits paquets de journaux noircis à l’acrylique. C’est un lieu encombré où je réalise d’imposantes installations! Celles-ci propulsent des architectures complexes qui construisent des environnements étranges, incertains et déstabilisants. Elles évoquent des univers dont le sens est constamment interrogé et reformulé. Prolifiques, mes installations se promènent dans la mémoire collective. Elles amènent le spectateur à glisser d’un lieu à l’autre où les images se fondent et se confondent. L’atelier est une bulle « sacrée » pour penser et redéfinir les choses.

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L’installation en tant que pratique artistique a retenu mon attention. Cette attirance s’explique par « sa distance critique, par son caractère flou et ambigu », par les questions qu’elle soulève par rapport à l’objet, l’espace et le temps. Parmi les formes artistiques actuelles, l’installation, par « sa souplesse, sa mobilité, son caractère démultiplié et fragmentaire », est le moyen de production qui me permet de rassembler les conditions les plus favorables à la création.

Depuis 1985, mon travail se traduit par la mise en réseau d’images à deux et à trois dimensions. « Il propose un espace à l’intérieur duquel la nature morte, le portrait, le tableau d’histoire et le paysage se rencontrent » pour être questionnés et reformulés. Mon travail en installation amène le dessin et la sculpture à cohabiter dans un même espace. « Le dessin est une manière de mettre le visuel en acte ». Il permet non seulement de « concrétiser rapidement l’image, mais aussi de rendre ce que le cerveau enregistre, choisit et retient ». Je fais appel au dessin pour son immédiateté et sa capacité de représentation graphique. Pour la sculpture, j’ai recours à des objets de création réalisés en atelier et à des objets usinés que je trafique la plupart du temps. Les avancées formelles et thématiques de l’installation sont constamment relancées. Parfois, c’est le dessin qui advient en premier et conduit à la sculpture puis à l’installation. Parfois, c’est la sculpture qui conduit au dessin et à l’installation. 

 

Se référant à l’« itinérance » de mes installations, à ses présentations répétées, Manon Regimbald, critique et historienne d’art, écrit : …« Puisqu’étymologiquement, l’itinérance […] supposerait que l’œuvre se déplace dans l’exercice de ses fonctions, sans avoir de résidence fixe et s’accordant ainsi une certaine longévité, sa marche dérogerait à l’esthétique de la disparition qui, elle, règle généralement le phénomène installatif (1991 : 41) ». Elle souligne ainsi « le caractère durable de mes œuvres par rapport à l’éphémérité originelle de l’installation ». Manon Regimbald précise; « une logique inspirée des index, des tables des matières ». Elle souligne qu’« Un siècle éventré », exposition présentée à la Galerie de l’UQAM en 1994, « participe du pluralisme des expériences artistiques des années 1970 telles que les envisage Rosalind Krauss. Les séquences installatives de cette œuvre sont le lieu d’un commerce disciplinaire où la sculpture, le dessin, l’architecture et le théâtre assurent la circulation du sens. Elles mettent en jeu et en scène la théâtralité auparavant interdite par le formalisme greenbergien » (Krauss, citée par Chalumeau, 1994 : 130). Chaque nouvelle aire d’exposition est un lieu à explorer, à conquérir, à occuper, à gérer. Chaque nouveau territoire à l’intérieur duquel l’installation se dessine, se découpe, se dynamise, s’anime.

 

La plupart des objets sont fabriqués en série. Par exemple, des milliers de petits paquets de journaux ont été réalisés entre 1987 et 2002. Chaque installation en contient des centaines voire des milliers. Ces petits paquets de journaux sont porteurs de significations diverses. Ils renvoient à la censure, au quotidien, à la classification de l’information, à la mémoire. Ils évoquent la production industrielle du charbon. Le petit paquet de journaux a été le fil conducteur entre les installations du moins jusqu’en 2003. C’est dans le cadre d’une résidence d’artiste à la Villa Arson, à Nice, en France que j’ai fabriqué les premiers petits paquets de journaux qui se retrouvent dans la grande majorité de mes installations. La Villa Arson réunit une école nationale supérieure d'art, centre national d'art contemporain, une résidence d'artistes et une médiathèque afin de conduire des missions de formation et de diffusion artistique.

Mes installations amènent le spectateur à déplacer son point de vue. Cette promenade de l’œil n’est pas toujours facile. Les sculptures dynamisent « aménagent » l’espace comme s’il s’agissait d’une surface picturale. Éclatées et fragmentées, les œuvres explorent la spatialité dans sa double représentation réelle et fictive. La fabrication de l’image fait appel à la citation, au collage, au recyclage, au trompe-l’œil. L’installation est une mise en scène de la mémoire.

    

Depuis 1987, je greffe à chacune de mes expositions un événement qui sollicite la musique, l’écriture et la danse. Ces événements sont importants. Ils permettent à l’installation de côtoyer la performance. Ils sont importants puisqu’ils jouent non seulement avec les valeurs symboliques de l’installation, mais aussi avec sa théâtralité. L’installation implique le spectateur dans sa mise en œuvre. Ce dernier participe à l’expérience de l’œuvre puisqu’il en fait partie. Présentée au Musée régional de Rimouski en 1992, l’installation intitulée November Chroniken va en ce sens.

 

En 1994, je réalise une série de dessins surréalistes et carnavalesques insérée sous le couvert d’un opéra visuel intitulé La Nuit des masques. Ces dessins évoquent de grandes architectures de cathédrales animées de personnages louches et nocturnes. De ces architectures jaillissent des banderoles colorées qui, en quittant l’espace pictural du dessin, planent comme une menace sur l’esprit de la fête, du carnaval tout entier. Le carnavalesque ici doit être perçu comme métaphore du paysage social et politique contemporain.

 

L’année suivante, les dessins boulonnés à des lutrins se présentent comme des partitions musicales. Ces partitions renvoient à l’univers de l’écrit et retiennent particulièrement mon intérêt. Entre 1985 et 1995, la mise en forme de mes installations, l'histoire, l’architecture et le théâtre constituent la pierre angulaire de mon travail. 

 

En 1995, l’installation intitulée Sortie d’usine est présentée au Centre des arts contemporains du Québec à Montréal. Cette installation marque un virage, elle me ramène aux paysages de l’enfance, si bien qu’elle génère une sorte d’autoportrait. Un corpus de dessins et de sculptures réalisé en 1998 poursuit cette expérience. Semblables à des plaques sensibles, les dessins témoignent d’événements précis et de faits-divers. Ils sont des fragments de mémoire qui s’offre à voir. 

 

1998 à 2001. Les dessins et les objets révèlent un inventaire à faire. Le travail consiste à archiver la mémoire. Ils déclinent des « séries formelles qui jouent sur l’éclatement des formes, favorisant la composition d’ensembles permutables ». Mon travail demeure fidèle à ce que Serge Fisette, directeur de la revue Espace Sculpture, appelle « une accumulation compulsive d’éléments. Fidèle à reprendre les mêmes éléments d’une installation à l’autre. Et fidèle aussi à « une œuvre au Noir – en perpétuelle mouvance, toujours inachevée, à laquelle viennent se greffer des éléments supplémentaires lors de chaque présentation ». L’exposition Morceaux de mémoire / Repli des choses présentée à la galerie du Centre des Arts contemporains du Québec à Montréal à l’automne 2002 regroupe des travaux réalisés de cette période et au sous-sol du centre une installation réalisée en studio à l’été de la même année. 

 

L’installation présentée au sous-sol du Centre des arts contemporains est inspirée d’un texte de Jocelyne Fortin, historienne de l’art, qui fait  référence à une esthétique du silence et au Mémorial de Plötzensee, site que j’ai découvert à Berlin. Ce travail propose un aménagement spatial différent par sa sobriété et son minimalisme et représente un revirement par rapport à la densité référentielle auquel mon travail s’appuyait. Il n’en demeure pas moins tributaire de sa poétique et tout aussi déterminé dans sa sémantique. L’installation, à mon avis, y gagne dans une expérience esthétique différente. L’image mise sur l’intimité qui se traduit par des compositions de petits objets sculpturaux. Les objets sont fixés sur des tables, sur des comptoirs ou encore sur des étagères. Au mur se retrouve la même dynamique visuelle, des images à deux et à trois dimensions accrochées, fixées, suspendues, tablettées. Ciblés, les objets sont rassemblés et passés en revue. Dans ce travail, il s’agit de faire une réflexion sur l’absence qui tente « de lancer un appel à la responsabilité qui trouve son écho et sa raison dans le repli des choses, dans l’état d’esprit de celui qui arpente l’espace c’est-à-dire le promeneur ».  L’installation joue sur l’étrange et le silence. Un silence, pesant, chargé d’incertain et « d’absence que seule la mémoire peut loger au fond d’elle-même. » Une absence qui colle à la peau et qui rythme le lieu. Une installation qui implique le spectateur, qui le prend en otage pour un moment. « Et par là », selon Philippe Langlois critique d’art « celui-ci (le spectateur) devient lui-même un signe et au premier chef le signe d’une absence d’homme. »

 

« L’œuvre de Saulnier prend une nouvelle tournure, c’est-à-dire qu’elle offre en contrepoids à la prodigalité des fragments surexposés… du travail antérieur une installation aux allures minimalistes. L’austérité du dispositif contraste fortement avec le foisonnement baroque propre aux compositions de l’artiste. L’écriture voisine tout à coup avec l’Histoire. Instrument du sens et outil du pouvoir. Propagande. La machinerie des mots est exposée entre le document qui éternise l’histoire et le monument lettré. Leurre ou réalité? Remède ou poison, tel que le supposait Derrida dans « La Pharmacie de Platon »? (…) La fabrique de l’écriture passe à l’interrogatoire. Autour de l’écriture se déroule l’aura de l’image dialectique, « cette boule de feu qui franchit tout l’horizon du passé », selon l’expression de Walter Benjamin. » Extrait d’un article de Manon Regimbald intitulé Les maisons de mémoire… morceaux de mémoire / repli des choses. Voir Spirale (Arts, Lettres et Sciences humaines), « la guerre du monde », mai juin, numéro 190, 2003.

 

À partir de 2003 les événements se bousculent. La perte d’un espace de travail n’est jamais réjouissante. Cette perte de l’atelier aux ateliers Saint-Louis de la ville de Rimouski me plonge dans une réalité de changements imprévus. Cela me conduit d’abord à la table à dessin technique pour la conception d’un nouvel espace de travail. Elle m’entraine  aussi à l’écriture « un recueil de poésie intitulé Petits paquets de nuits publié par Les Presses pédagogiques du Bas-Saint-Laurent» et à la réalisation d’une installation présentée au Musée régional de Rimouski pour la durée d’un entretien  avec le public qui a pour sujet « La coexistence de l’écriture et de l’image dans ma pratique artistique ». 

 

L’année 2009 amène un autre changement, une retraite de l’enseignement qui coïncide avec la publication du recueil de poésie Valse des ombres. Ce deuxième recueil poursuit l’expérience de l’écriture par « des allers-retours entre l’histoire collective et l’histoire personnelle, un goût du fragment, du cumul de petites entités ». Une écriture qui joue sur la construction et la dé-construction du sens. Cette même année, une rencontre d’auteurs autour de l'installation Dans les silences et les bruits sera présentée au Musée régional de Rimouski. 

 

L'obtention de deux bourses en création, la première du Conseil des Arts et lettres du Québec en 2009 et la deuxième du Conseil des Arts du Canada  en 2010 ,me permettent de réaliser un projet en installation sur lequel je travaille depuis. L’installation en cours demeure fidèle à mes préoccupations. Elle demeure un lieu de commerce disciplinaire. Les objets qui l’habitent propulsent des architectures complexes qui construisent des environnements étranges et incertains. Des citations visuelles depuis l’Antiquité jusqu'à l’art actuel s’affichent comme autant de fenêtres sur l’art et l’histoire. L’installation se promène ainsi dans la mémoire de l’humanité glissant dans le temps et l’espace. Elle témoigne de l’acharnement des hommes à bâtir, à créer et à repousser les frontières de l’inconnu. Faire de la vie une expérience grandiose et gigantesque.

A slice of time est le titre provisoire du projet. 

 

Il est important de souligner mon engagement au service de l’Intégration des arts à l’architecture du Ministère de la Culture et des Communications du Québec.  J’ai réalisé trois mandats consécutifs à titre d’expert en arts visuels de 2010 à 2013  et trois mandats en tant que spécialiste président en arts visuels de 2013 à 2016.

 

 

 

 

 

Références bibliographiques

 

PAYANT, René (1985), « Une ambiguïté résistante », Parachute, no 39, p. 6-9.

BLOUIN, René (1985), Aurora Boréalis [catalogue], Montréal, Centre international d’art contemporain.

CHALUMEAU, Jean-Luc (1994), Les théories de l’art, Paris, Vuibert.

LAMARCHE, Lise (1994), « Installer, dit-elle », dans Anne Bérubé et Sylvie Cotton (dir.), Pistes et territoires. L’installation au Québec 1975-1995, Montréal, Centre des arts actuels SKOL, p. 82-85.

LOUBIER, Patrice (1994), « L’idée d’installation : essai sur une constellation précaire », dans Anne Bérubé et Sylvie Cotton (dir.), Pistes et territoires. L’installation au Québec 1975-1995, Montréal, centre des arts actuels SKOL, p. 13-36.

REGIMBALD, Manon (1991), « Un siècle éventré. Les nuits de vitre/La nuit des masques » [catalogue de l’exposition de Paul-Émile Saulnier présentée à la galerie d’art de l’Université de Moncton, 1991], Moncton, Université de Moncton.

REGIMBALD, Manon (1992), « Le carnavalesque I », Etc. Montréal, no 19 p. 6-11.

REGIMBALD, Manon (2003), « Les maisons de mémoire – Morceaux de mémoire / repli des choses », Spirale (Arts, Lettres et Sciences humaines), « la guerre du monde », No. 190.

SAULNIER, Paul-Émile, « Enjeux des genres dans les écritures contemporaines, L’installation et les genres », Éditions Nota Bene, Collection Les Cahiers du CRELIQ, Québec, 2001, p. 316-324.

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